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Trois boussoles

À la croisée des chemins 

 

  

À la croisée des chemins est un journal à deux voix, témoignant des écarts douloureux entre ce que le système recommande et ce qui vit réellement un jeune aux prises avec des troubles autistiques.
Théo parle avec sincérité et maturité de sa souffrance, de son sentiment d’inutilité et d’injustice. Il évoque la stigmatisation, l’infantilisation et la récupération politique de l’autisme. Il se confie sur son combat pour supporter les symptômes handicapants qui accompagnent son syndrome.
De mon côté, j’alerte sur la difficulté de résister aux injonctions médicales et sociétales. Dès lors que j’ai refusé de rentrer dans le moule, je me suis retrouvée complètement abandonnée, voire soupçonnée, et donc surveillée.

Extraits

Valérie.

...
Durant presque une année, Théo s’est coupé de tout, nous laissant désemparés à la porte de son monde intérieur.
Nous avons avancé un tas de théorie afin d’expliquer ce mutisme, et plus encore, ce retrait si douloureux à côtoyer : un sentiment de débordement face à une trop grande stimulation sensorielle et intellectuelle ? une volonté de contenir tout ce qui le constituait ? une difficulté insurmontable de ne pas être en mesure de comprendre la subtilité de notre langage ? la peur, non pas de ce qu’il va prononcer, mais de ce qu’on va lui demander en retour ? C’est dire si tout cela nous échappait !
Au bout de dix mois environ, Théo a retrouvé le chemin de la communication à l’aide d’un langage personnel. Ce langage était composé essentiellement de voyelles et de diphtongues : "ouaya", "yaya", "ayo", "yowo"… (voiture, chaussure, eau, yaourt…) puis les consonnes sont arrivées à leur tour, permettant la création de nouveaux mots comme "Yapin", "piyoyo", "cliya", "Faya", "Agla", (lapin, poisson rouge, cuillère, Fanny, Harold) puis de phrases telles que : "Tio glou ouaya", (la voiture rouge de Théo ou plus textuellement, Théo rouge voiture), ou : "ayé poli piyoyo", (il y a la lumière pour les poissons rouges, en référence à notre aquarium).
Toute la famille a saisi cette occasion inespérée afin de retrouver le chemin vers Théo, apprenant ce dialecte comme elle l’aurait fait d’une langue étrangère. Au bout de quelque temps, aidé en cela par une orthophoniste spécialisée dans la prise en charge des enfants autistes, Théo est revenu vers la langue commune. Il ne lui a pas fallu plus de deux ans pour s’exprimer parfaitement, laissant derrière lui sa magnifique invention dont il ne garde, hélas, aucun souvenir.
Parmi mes souvenirs les plus précieux, je conserve une discussion avec Théo à propos du langage durant un trajet en voiture.
Nous nous remémorions les divers accidents que nous avions eus dans notre vie et Théo m’avait demandé de lui raconter ce qui lui était arrivé quand il était petit.
Comme j’évoquais un souvenir datant de ses 4 ans, il m’a dit de but en blanc.
— À 4 ans, je n’étais pas encore vraiment né.
Je l’ai questionné sur cette drôle de remarque.
— Je crois que je suis complètement né vers 5 ans, car avant 5 ans, je n’ai pas de souvenir où je suis moi.
Mille questions se sont bousculées dans ma tête, mais j’ai attendu un peu. Je savais qu’avec Théo, il faut toujours laisser le temps d’une double réflexion. Avant les mots, et après les mots.
— En fait, j’ai des souvenirs d’avant 5 ans, a-t-il continué, mais je n’ai pas de mots à mettre dessus. Ce sont des souvenirs sans mot.
Je lui ai demandé s’il se rappelait ce qu’il faisait alors ?
— Je me souviens de sensations. Par exemple, nous roulions de nuit et je me souviens que j’avais le sentiment que nous montions dans l’espace. Mais je ne m’étais pas dit : nous montons dans l’espace ! C’est juste que j’avais cette sensation.
Je lui ai fait remarquer qu’il y a donc des mots sur son souvenir.
— Oui, des mots d’aujourd’hui, c’est vrai.
— Et comment as-tu fini de naître, lui ais-demandé ? Y a-t-il des mots pour raconter cela ?
— Je ne sais pas, a-t-il répondu au bout d’un long moment. Mais les premiers souvenirs où je me vois, moi, comme je suis, c’est avec les jeux vidéo. Je m’y sens à l’abri.
Nous avons parlé ensuite de ce que cela pouvait signifier, et Théo s’accordait à penser qu’avant les jeux vidéo, il n’avait pas conscience d’avoir un pouvoir quelconque sur sa vie. Les jeux vidéo, puis, les mondes comme il les a appelés, lui ont permis de se dissocier du reste et de développer son imaginaire. Un imaginaire dans lequel il était suffisamment à l’abri pour pouvoir se confronter à la réalité et donc, exister en tant que personne distincte.
Je lui ai fait remarquer que de mon côté j’ai eu un sentiment similaire. Celui d’avoir fini de le mettre au monde lorsqu’il avait commencé à parler.
— Mais j’ai parlé très tôt ! m’a-t-il répondu.
— Oui, mais ensuite tu as oublié ton langage et pendant longtemps après cela, tu as comme "disparu " à l’intérieur de toi. Nous ne savions plus où tu étais.
— Pourquoi ai-je fait cela, m’a-t-il demandé ?
— Je ne sais pas vraiment. J’ai tout un tas de suppositions, mais je ne sais pas. Le seul qui a la réponse, c’est toi, mais tu es en train de m’expliquer qu’il n’y a pas de mots pour évoquer ce temps.
Nous avons roulé un peu sans plus rien dire. Nous écoutions sa playlist issue de ses jeux vidéo justement.
— Comment je me suis remis à parler, m’a-t-il finalement demandé ?
— Un jour tu as montré un arbre avec ton doigt et tu as dit "Ab".
— Ce n’est pas vraiment parler !
— Si, car c’était la première fois que tu employais un mot qui désignait quelque chose. Avant cela, les sons que tu émettais ne s’accordaient à rien, et surtout, ils n’étaient pas destinés à ce que nous les entendions. Ce mot, "Arbre", non seulement désignait bien un arbre, mais surtout, tu le partageais avec nous.
— Ah ! Je comprends !
— Cela voulait dire que nous existions pour toi, et que cet arbre existait pour toi, et que donc, tu savais que tu existais pour nous et pour cet arbre.
— Ah oui ! Oh ! mais ça veut dire qu’avant cela vous ne saviez pas si j’existais ?
— Si, car tu existais pour nous. Mais ce que nous ignorions alors, c’est si toi tu le savais.
— Non, je pense que je ne le savais pas. Je crois que j’ai su que j’existais quand je me suis mis à parler. Il a eu des mots pour me faire exister.
Quoi qu’il en soit, cette capacité à s’exprimer est devenue assez rapidement notre lien le plus constructif. Très vite, son vocabulaire s’est étoffé jusqu’à être incroyablement riche et précis. Lorsqu’il était en proie à des angoisses envahissantes, il me demandait de lui parler afin de se réconforter au cœur de ce bain oral, ce qui compensait sa répulsion au contact physique. Je ne pouvais pas le prendre dans mes bras pour le consoler, alors je l’enserrais de mes mots. C’est ainsi que nous avons pu si bien évoluer lui et moi, jusqu’à nous soutenir lors de notre fuite de la Savoie.
...

Théo

...
Je lis et entends souvent qu'il faut s'accepter tel qu'on est. Je ne sais pas ce que souhaitent les autres, ni comment ils s’en sortent. Pour ma part, je ressens toujours mes symptômes comme une maladie qu’on devrait soigner. Ça rend la vie si compliquée ! Je ne suis pas fier d’être autiste ni d’être parvenu à vaincre une partie de mes troubles autistiques. Non, moi, ce que je voudrais, c’est qu’on découvre un remède pour que ça s’arrête.
Si on m’offrait un souhait à réaliser aujourd’hui, un seul, ce serait de ne plus être différent à ce point. Peut-être que si j’avais été atteint d’un cas plus sévère, j’aurais pu être heureux. Comme mon ami Vincent qui n’avait aucune idée de son handicap et qui souriait tout le temps.
Dès mon entrée à Améthyste, j’ai compris cela. Plus j’allais fournir des efforts, et plus on m’en demanderait. Plus j’essayerais de correspondre à ce qu’on espérait de moi et moins j’aurais la possibilité de savoir qui j’étais vraiment.
Mais rien n’a jamais marché en fait ! C’est un cauchemar permanent, car tu n’es jamais ce que les autres attendent de toi. Il n’y a pas de dernier degré, d’ennemi à affronter, comme dans les jeux vidéo. Après chaque niveau, il y en a un autre, puis un autre… et finalement, tu ne peux pas vaincre. Quoi que tu fasses, il y aura toujours quelque chose qu’on voudra de toi, que tu devras prouver, comme si tout ce que tu avais déjà accompli n’avait pas d’importance.
Ce constat encombre ma vie".

Préface

Préface par Laurent Demoulin

Autiste, oui-autiste, alter-autiste, exo-autiste ou anti-autiste ?

L’objet que vous avez en mains, chers lecteurs, chères lectrices, n’est pas un livre, mais plusieurs livres.
Son sous-titre précise qu’il s’agit d’un « Témoignage à deux voix ». Et, en effet, l’on peut le décrire comme un témoignage rassemblant la voix de Valérie, la mère courageuse qui se remet sans cesse en selle et en question, et la voix de Théo, l’enfant qui a grandi et qui cherche sa place dans un monde difficile à comprendre pour celles et ceux, si nombreux et si différents les unes, les uns des autres, que, comme lui, l’on nomme les « autistes ».
Il s’agit du livre de Valérie. Il s’agit du livre de Théo. Il s’agit du livre de Valérie et de Théo. Il s’agit d’un témoignage à deux voix, intime, honnête, sans ambages, sans faux-semblant.
Il s’agit aussi d’un récit : les aventures de Valérie et de Théo, leurs errances, leurs expériences, leurs voyages, leurs combats, leurs défaites et leurs victoires.
Il s’agit aussi d’un livre de réflexions – ce grâce à quoi il passe du particulier au général, de l’intime à l’universel. Réflexions sur la société française, qui ne parvient toujours pas – ou en tout cas pas du tout assez – à accepter d’autres formes de vie humaine que la plus courante. (Et j’ajouterai : la société française encore moins que d’autres sociétés européennes pourtant fermées elles aussi, moins que l’italienne ou la belge, d’où je vous écris cette préface.) Réflexions sur la maternité et sur la filiation. Réflexions sur le déracinement et le voyage. Réflexions sur le travail – plus précisément sur l’injonction au travail. Réflexions sur la solitude. Réflexions sur les aberrations administratives. Réflexions sur la condition féminine. Réflexions sur la mémoire.
Réflexions sur l’autisme, c’est-à-dire sur l’humanité.
Il s’agit donc d’un livre qui fait réfléchir en profondeur (et dans la suite de cette préface, je me permettrais de proposer quelques-unes des réflexions qu’a suscitées ma lecture). Un livre qui pose des questions plus qu’il n’assène de réponse : concrètement, les phrases de Théo et de Valérie se terminent souvent par un « ? » et, philosophiquement, l’ensemble du livre a le mérite de brouiller nos certitudes.
Et pourtant, une certitude perce tout de même le brouillard, car il s’agit d’un livre d’amour. Amour inconditionnel de la mère pour le fils et du fils pour la mère.
*
Au XVIe siècle, Montaigne écrivait dans ses Essais : « Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. » Un romancier polonais du XXe siècle, Witold Gombrowicz, a ajouté : « Être un homme, cela veut dire ne jamais être soi-même. » Et, entre les deux, comme l’on sait, un poète français de dix-sept ans a écrit à son professeur une des phrases les plus définitives de son siècle : « Je est un autre. »
La question de l’identité, qui se pose en permanence pour les minorités mais aussi pour tout un chacun, de façon plus ou moins vive, durant l’adolescence et au gré de diverses « crises » (de la trentaine, de la quarantaine, etc.), ne trouve jamais de réponse définitive – du moins tant que l’on est honnête avec soi-même. Nous sommes des animaux sociaux ; notre cerveau est extrêmement malléable et nous sommes sans cesse influencés au plus profond de nous-mêmes par différentes fictions, religieuses, politiques, sociales, familiales, culturelles, publicitaires, professionnelles, littéraires, filmiques, télévisuelles, vidéoludiques… Dans « identité », il y a « identique ». Or nous ne sommes pas identiques à nous-mêmes : notre humeur change au fil de la journée et nos croyances au fil des ans. Nous sommes ondoyants, comme dit Montaigne, et pluriels. Et c’est sans doute très bien ainsi.
Car la question de l’identité est belle tant qu’elle demeure une question.
Être soi-même, seulement soi-même, est impossible, je le crains. Pourquoi ? Parce que nous sommes des êtres de langage, des êtres de mots et que les mots nous viennent des autres – d’où la phrase de Rimbaud.
Or…
Or, semble-t-il, certains enfants ont refusé d’entrer dans le langage, comme s’ils devinaient ce que celui-ci impliquait. Ou du moins ont-ils hésité à y entrer. Ou bien ont-ils tenté d’en sortir. Ou encore n’y ont-ils consenti qu’au prix d’une forme de renoncement. Ces enfants sont appelés « autistes ». Les uns parlent, parfois de façon un peu inhabituelle, les autres ne parlent pas du tout.
Peut-être, dès lors, s’agit-il pour eux de refuser d’être contaminés par l’autre, par les mots des autres, et donc de demeurer eux-mêmes. C’est une hypothèse. Mais rien n’est moins sûr.
Théo, très petit, a cessé de parler. Valérie lui raconte :
[…] tu as oublié ton langage et après cela, tu as comme « disparu » à l’intérieur de toi durant de longs mois. Nous ne savions plus où tu étais.
Puis, au lieu d’employer les « mots de la tribu », Théo a inventé ses propres mots, en commençant par « Ab » pour « arbre ». On peut se demander si « Ab » désignait une catégorie, celle des arbres, ou cet arbre-là, dans son individualité, qu’il avait alors sous les yeux. Comment savoir ? Toujours est-il que c’est à partir de ce moment-là que Valérie s’est révélée en tant que mère extraordinaire : elle a compris le langage que Théo inventait en direct devant elle. L’enfant a accueilli sa mère, puis sa fratrie, dans son langage. Et dans un second temps, en retour, vers 5 ans, il a accepté le langage des autres, c’est-à-dire, en l’occurrence, la langue française.
Or, quand il reparle de la période à sa mère, Théo déclare (c’est un des passages les plus importants de ce livre) :
— Je crois que je suis vraiment né vers 5 ans, car avant 5 ans, je n’ai pas de souvenirs où je suis moi.
Encouragé par Valérie, il précise et nuance sa déclaration :
— En fait, je me rappelle avoir eu moins que 5 ans, a-t-il continué, mais je n’ai pas de mots à mettre dessus. […] Je me souviens de sensations. Par exemple, nous roulions de nuit et j’avais le sentiment que nous montions dans l’espace. Mais je ne me suis pas dit : « nous montons dans l’espace » ! C’est juste que j’avais cette sensation.
C’est une très belle histoire. Une histoire bouleversante. Et qui nous fait tomber dans un puits sans fond de réflexions. La plupart des gens ne disposent pas de mémoire antérieure à leur entrée dans le langage. Personne, à ma connaissance, ne se souvient par exemple de l’expérience humaine la plus forte qui soit : naître. Théo ne se rappelle pas non plus sa naissance, bien entendu, mais bien ce voyage en voiture à l’époque où il ne parlait pas. Il avait des « sentiments », des « sensations », en dehors des mots, ce qui est assez difficile à concevoir.
Mais ces souvenirs-là ne sont pas des « souvenirs où je suis moi ». Théo devient donc lui au moment où il entre dans le langage des autres. N’est-ce pas troublant ? Paradoxal ? L’hypothèse que je défendais plus haut, selon laquelle les enfants autistes chercheraient à échapper au langage (de l’autre) pour rester eux-mêmes, s’en trouve battue en brèche. Le « Je suis moi » de Théo serait finalement équivalent au « Je est un autre » de Rimbaud ?
*
Ce n’est pas tout, tant s’en faut. La situation est encore bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue.
En entrant dans le langage, Théo a rencontré le mot « autiste ». Donc, il a compris qu’il était différent des autres. Et il en a souffert.
Or, dans le centre qu’il fréquente à la fin de l’enfance, Théo se fait un ami, Vincent. Celui-ci a moins « progressé » que lui (je mets des guillemets autour du mot « progressé » pour montrer qu’il ne va pas de soi et qu’il faudra y revenir). Théo raconte :
Vincent ne sait pas très bien s’exprimer, nous avions inventé un moyen de communiquer à l’aide de gestes et de sons faisant référence aux jeux vidéo que nous aimions tous les deux.
Vincent a donc échappé (du moins partiellement) au langage, aux mots des autres. En tout cas au mot « autiste » : il ne semble pas avoir conscience de sa différence. Et, en conséquence, il est plus heureux que son ami, explique Théo :
Si on m’offrait un souhait à réaliser aujourd’hui, un seul, ce serait de ne plus être différent à ce point. Peut-être que si j’avais été atteint d’un cas plus sévère, j’aurais pu être heureux. Comme mon ami Vincent qui n’avait aucune idée de son handicap et qui souriait tout le temps.
Les « progrès » ne seraient donc pas gage d’épanouissement – surtout dans la mesure où il s’agit d’un processus infini, un « progrès » en appelle toujours un autre. On n’a jamais la paix, sur ce point, et il n’est plus possible de revenir en arrière – Jean-Jacques Rousseau l’avait déjà compris, en ce qui concerne l’humanité entière, au XVIIIe siècle. Théo s’en rend également bien compte, qui déclare :
À cette époque, j’ai réalisé que plus l’autisme est sévère, plus on nous laisse tranquilles. Cela voulait-il dire que plus j’allais faire des efforts, moins on me permettrait d’être moi-même ?
Revoilà la question de l’identité. Quel est ce « moi-même » qu’on ne lui permet pas d’être ? Vincent, parce que son autisme est plus « sévère », a le droit d’être davantage lui-même que Théo, semble-t-il. Voilà l’hypothèse rejetée supra qui refait surface, sans pour autant être confirmée : parce qu’il aurait refusé d’entrer dans le langage, Vincent aurait-il obtenu le droit d’être davantage lui-même, indépendamment des autres ? La question demeure, là aussi, sans réponse.
*
Pour rebondir, venons-en, comme promis, à la notion de « progrès ».
En un sens, quoi de plus normal : à tous les enfants du monde, on demande de faire des progrès. Et je crois pouvoir affirmer sans risquer de me tromper que les parents qui s’en fichent des progrès de leurs enfants sont de très mauvais parents. Et il en va de même des éducateurs, éducatrices, institutrices, instituteurs et professeurs…
Donc, a priori, il semble bon qu’on demande à Théo et aux autres enfants autistes de progresser…
En un sens encore, toute forme de progrès implique un renoncement : on demande aux enfants de renoncer à l’insouciance, c’est-à-dire, in fine, à l’enfance. La science s’acquiert en sacrifiant l’insouciance. Soit.
Mais revoilà déjà la question lancinante de l’identité, dont je croyais m’être débarrassé en la considérant définitivement comme une question sans réponse…
En renonçant à leur enfance, les enfants acquièrent une nouvelle identité, qu’on leur présente comme enviable : ils et elles deviendront des adultes. De loin, cela leur semble d’ailleurs une vraie belle identité stable, en béton armé, une identité identique à elle-même : les adultes leur apparaissent comme des êtres décidés, qui savent qui ils sont, ce qu’ils veulent et ce qui est bien. Des êtres qui marchent droit. C’est à l’adolescence que les anciens enfants feront la terrible découverte : les adultes titubent au hasard sans autre certitude que celle de la mort qui se rapproche. Une telle découverte est de nature à vous faire passer par une « crise d’adolescence »…
En conséquence de tout ceci, ma nouvelle hypothèse est la suivante : pour les enfants autistes, le renoncement est bien plus important que pour les enfants non-autistes. « Progresser » ne signifie pas, pour eux, seulement « cesser d’être des enfants », mais « cesser d’être autistes ». Là réside tout le problème, car sans doute est-ce impossible de cesser tout à fait d’être autiste, même quand le cas s’avère moins « sévère » (pour reprendre un mot de Théo).
Nous voilà aux prises avec un nœud gordien : finalement, qu’est-ce que l’autisme ? Un mal ? Une maladie ? Quelque chose d’extérieur à celles et ceux qui en souffrent, comme un virus qui vient d’ailleurs ? Ou, au contraire, est-ce une manière d’être au monde ? Une identité, qui, comme telle, peut parfois être heureuse ?
Je n’ai pas non plus la réponse à ces questions. Pourtant, sans m’en être tout à fait rendu compte, dans le roman que j’ai écrit à ce sujet, Robinson, je plaide implicitement pour la seconde branche de l’alternative : j’y invente le mot « oui-autiste » parce qu’il me semble que l’autisme est une affirmation au cœur de l’enfant que je décris, une manière d’être assumée, qui a bien le droit d’exister parmi les centaines d’autres façons d’habiter le monde.
Que nous révèle Théo à ce sujet ? On a vu qu’il aurait préféré être moins différent, donc moins autiste, et, en même temps, qu’il souffre bien plus que son ami Vincent, parce qu’on le force davantage à sortir de l’autisme.
À plusieurs reprises, Théo emploie l’expression « mon autisme » (elle apparaît une dizaine de fois dans le livre). Cela implique un lien fort et en même temps une extériorité : « mon » fils, ce n’est pas moi. « Ma » maison, non plus. Et l’on n’use du possessif pour une maladie que si elle nous a poursuivi longtemps, sans pour autant devenir nous-mêmes : « mon » cancer. Voici quelques occurrences significatives de l’expression « mon autisme » sous la plume de Théo :
Je peux le dire maintenant, toute ma vie, j’ai tenté de rejeter mon autisme. […]
J’ai agi de manière autistique pour camoufler mon autisme. […]
Avec eux, je suis de taille à vivre avec mon autisme. […]
C’était comme si j’avais rangé mon autisme au fond de mon sac à dos. Il se trouvait toujours là ! Mais pour quelques heures, il me laissait en paix. […]
J’étais en colère après mon autisme.
Le passage le plus clair à cet égard est le suivant :
Pourquoi suis-je comme ça ? Est-ce moi ou mon autisme, qui m’amène à penser ainsi ? Est-ce que lui et moi sommes séparables ?
« Moi ou mon autisme » : il ne s’agit donc pas d’une identité. Théo n’est pas « oui-autiste ». Il vit avec l’autisme accroché à ses basques. Il semble donc donner tort à l’interprétation que j’ai implicitement défendue dans Robinson. Mais Robinson, l’enfant que j’ai dépeint, est plus proche de Vincent que de Théo. C’est un cas « sévère » : il ne parle pas du tout (juste un mot, qu’il a inventé, « Omgohod » pour désigner sa peluche, puis qu’il a perdu, car l’aventure s’est arrêtée là). Et cela change tout.
L’autisme ferait-il partie de l’identité de Robinson et non de Théo ? (Attention : dans le cas de Robinson, il s’agirait de toute façon d’une identité-question et non d’une identité-réponse, d’une identité parmi d’autres, ondoyante, qui ne dit pas tout de lui, de même que « professeur », par exemple, ne dit pas tout de moi, etc.). Robinson serait-il un « oui-autiste » et Théo un « alter-autiste », un « exo-autiste », voire un « anti-autiste » ? L’autisme ne serait une identité que pour les « oui-autistes » qui ne parlent pas ? L’appropriation du mot « autiste » par Théo a-t-elle fait sortir l’autisme de son identité pour en faire ce compagnon encombrant ?
À la fin du dernier passage cité, Théo avoue :
Ça me fatigue de me poser ce genre de questions.
Je le comprends ! Et je vais interrompre mon propre questionnement ici, sans déboucher sur la moindre conclusion. D’ailleurs, disait Flaubert, « Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame [1]. »
Bonne lecture !
Laurent Demoulin


[1] Flaubert Gustave, « Lettre à Louis Bouilhet », 4 septembre 1850, cité dans cité dans Oster Pierre, Dictionnaire de citations françaises tome 2, Paris, Le Robert, collection « Les Usuels du Robert Poche », 1990, p. 403, citation n°4148.

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