La Main à l'Oreille - L'association

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La Main à l’Oreille
14 impasse des Jardins
94230 Cachan
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"Caillou, ciseau, ruban"
et l’invention du tissage

A la main à l’oreille, nous accueillons tous ceux, autistes, parents et amis, qui considèrent qu’une place doit être faite, dans la Cité, au mode d’être autistique, sans se référer à une norme sociale ou comportementale. Nous voulons promouvoir une approche qui prenne en compte leur subjectivité et accueille leurs inventions. Qu’avons-nous en commun ? D’avoir rencontré l’autisme, de l’être, ou de vivre avec, de l’avoir, ou de se dire avec, ou d’être dit avec…

A La main à l’oreille, nous misons sur l’invention. L’invention ne se décrète pas. Elle ne se programme pas. Elle arrive de façon inattendue, elle demande juste que nous sachions la reconnaître, l’accueillir. Nous n’attendons pas demain. Nous vivons aujourd’hui. Notre blog https://lamainaloreille.wordpress.com/en témoigne, qui se construit, jour après jour, de ces petits riens, ces pépites qui font la vie, mais aussi de remises en cause, de défis et d’énigmes auxquels nous confronte notre rencontre avec l’autisme.

Nos méthodes – s’il fallait les décrire – sont d’une banalité déconcertante, constituées de bouts de ficelle, de cailloux du chemin, de ces comptines qui paraissent si puériles aux adultes, et qui sont le plus beau trésor offert aux parents pour se hisser à la hauteur de leurs enfants, et apprendre à savoir y faire.

Dans le jeu « Caillou-Ciseaux-Ruban », le caillou bat les ciseaux (en les émoussant), les ciseaux battent le ruban (en le coupant), le ruban bat le caillou (en l’entourant). Il existe une variante avec un puits, au fond duquel tombent les ciseaux et le caillou, mais qui se retrouve entouré, emballé par le ruban. Ce jeu d’enfant va me servir aujourd’hui pour tenter de situer comment un parent reçoit des indications de ses enfants, et comment ensemble, nous inventons, comment nous réalisons notre propre tissage. Il est une forme de traitement de ce qui nous arriva, aux premiers mois de la vie de Louis.

Caillou
Quand Louis fut conduit aux urgences pour une colique, on lui trouva les selles décolorées, ce qui était signe d’un grave dysfonctionnement hépatique. Aux premières échographies, il était tellement minuscule qu’il paraissait une crevette sur l’immense plateau d’examen. Il se mit à hurler et à se débattre frénétiquement dans un état de frayeur terrible, rendant l’examen presque impossible, au point que l’on devait recommencer.

Ruban
Pour la radiographie, il fut attaché, serré au moyen de grandes bandes de tissu sur une planche que l’on fit ensuite tourner comme une broche. Ses hululements semblaient devoir décrocher les ampoules au plafond.

Ciseau
Puis, un jour, en plein milieu d’un examen, il s’arrêta d’un coup, net, et n’exprima plus rien, comme s’il n’était plus là. A partir de ce moment, les examens furent plus faciles. Pour la coloscopie, réalisée sans anesthésie, on refusa que j’entre avec lui. Quand on me le ramena, il était absolument calme et serein. Il avait sans doute découvert une façon de déconnecter.

Puits
Le mystère de l’installation de l’autisme est épais. Donna Williams en témoigne. Alors que pour son entourage, la cause en est sans aucun doute les mauvais traitements de sa mère, Donna, elle, recherche une origine. Et elle trouve cette origine dans la jouissance :

Je me souviens de mon premier rêve, du moins le premier que ma mémoire ait enregistré. Je me déplaçais dans du blanc, au sein d’un espace vide. Juste du blanc, avec néanmoins des flocons de couleurs lumineuses qui m’entouraient partout. Je passais au travers, ils me traversaient. C’était le genre de chose qui me faisait rire. Ce rêve vint avant tous les autres. Avant les rêves d’excréments, les rêves de gens ou de monstres, et certainement avant que j’aie pu remarquer la différence entre les trois. Je devais avoir moins de trois ans. Mais ce rêve témoigne de la nature de l’univers qui était le mien à cette époque. Je poursuivais imperturbablement le même rêve dès que j’étais réveillée. Je regardais en face la lumière qui venait de la fenêtre proche de mon petit lit, et je me frottais les yeux frénétiquement. Les voilà ! Ils arrivaient, ces duvets de couleurs vives qui traversaient l’espace blanc.[1]

Ainsi décrit, l’autisme serait l’invention – au sens de trouvaille – d’une coupure instaurant un voile, déclenchant la possibilité d’actionner une jouissance qui ne serait pas aliénée.

Ruban
Après notre sortie d’hôpital, j’étais persuadée d’avoir sauvé Louis par la musique, tant il avait semblé apprécier les comptines et chansons que je lui passais en boucle. Il avait rapidement pris du poids, était devenu aussi beau que son frère jumeau. Il était gai comme un pinson. Tout cela serait vite oublié.

Caillou
Quel désarroi, quelques mois après quand il apparut qu’il ne réagissait pas à l’appel de son nom. Sa jubilation intense au frôlement de la moindre étoffe demeurait la seule manifestation du monde de jouissance dans lequel il était abîmé.

Ciseau
A 20 mois, il délivra soudain son premier concert vocal au beau milieu d’une salle d’attente, révélant un répertoire impressionnant. Le spectacle était saisissant : il chantait sans paroles, avec aplomb, justesse et rythme, une main collée à l’oreille comme le font les muezzins, au point que le brouhaha ambiant sembla s’estomper. Une intense poésie se dégageait de cette scène. Ce jour-là, je me sentis toute fière et ragaillardie. Il était musicien ! Que demander de plus ?

Caillou
Je me suis longuement interrogée sur le paradoxe de l’adhésion immédiate de Louis à la musique, de préférence complexe et savante comme le baroque, alors même que la parole lui semblait un mur insurmontable ou à tout le moins menaçant.

Ruban
C’est en me représentant visuellement la ligne musicale dans l’espace que j’ai pu commencer à trouver une réponse. La portée musicale qui soutient les notes en est la transcription littérale. Quand on ouvre une partition de Bach, on peut tracer une ligne continue pour chacune des voix qui s’entrecroisent.

Si Louis vivait dans le film chanté « Smoking/ no Smoking », il pourrait sans doute naturellement s’insérer dans la conversation. Quand je chante mes paroles, il est tout de suite plus réceptif, et il reprend même la ligne mélodique, avec plaisir. Le matin, il arrive parfois en fredonnant le ‘do-do-do-sol-mi-do’ que j’adoptais autrefois pour lui annoncer que ‘-le-bi-beæronäestælà-’.

Le tissage de Louis
Quand Louis sort de la voiture, il regarde soigneusement autour de lui, prend des repères visuels, évalue les distances. Il n’aurait pas besoin de semer des petits cailloux, car il a tissé des fils invisibles qui le relient à ces repères, de façon à pouvoir retrouver la voiture au retour.

C’est ainsi que j’ai découvert que l’écriture de Louis s’inscrit dans l’espace, qu’il parcourt joyeusement en courant en tous sens, décrivant différents tracés : lignes transversales légèrement courbes, tours serrés ou plus lâches autour d’un point, lignes brisées et brusques changements sous l’emprise d’une inspiration nouvelle, bras levés, mains tendues vers le ciel, agitant un tambourin imaginaire. Chanson de geste. Litturaterre. Véritable proto-écriture, que d’aucuns qualifient d’hyperactivité. La délicatesse et la gaucherie mêlées qui émanent de sa personne le rendent profondément attachant.

En le regardant distraitement un jour tourner ainsi, j’ai vu se superposer les trajectoires par l’effet d’une permanence rétinienne. Il était alors possible de lire ce qu’il écrivait.

Chez les Dogon, le fil est une parole et le tissage une activité sacrée qui construit la parole. J’ai parfois entendu en rêve Louis parler. Je tournais la tête et des fils sortaient de sa bouche.

Le tissage d’Eliott
C’est avec émotion que j’ai reçu, pour le blog de La main à l’oreille, le texte que voilà, d’Aurore, la maman d’Eliott. Il est intitulé « l’invention d’un père ».

Eliott a une stéréotypie toute particulière, il fait tourner son bras droit depuis son épaule comme un grand moulin, le bras est raide et droit comme un « i ». Et il tourne, il tourne jusqu’à s’en décrocher le membre. Il le faisait machinalement, sans expression sur son visage. A part un rictus figé, les dents serrées.

Son papa a eu une brillante idée, il lui a commandé un bâton de GRS, ces bâtons de gymnaste avec un long ruban bariolé. Eliott l’a investi immédiatement, il nous a fait des ronds, des vrilles, de longues traînées multicolores derrière lui dans le ciel. La différence c’est que son visage s’illuminait de plaisir, dans un grand sourire rehaussé de ses yeux pétillants.

Chaque fois qu’il en avait besoin, il prenait son ruban. Puis le jeu a évolué, il nous sollicitait pour que l’on prenne l’autre bout du ruban. Lui, menait la danse, il avait le bâton et nous, nous devions tenir le bout du ruban. Il nous emmenait ainsi jusqu’au fond du jardin en courant, et prenait plaisir en se retournant de voir si, nous étions toujours « accrochés » à lui. Il riait, laissant derrière lui son bel arc en ciel virevolter.

Sa stéréotypie a disparu d’elle-même, même si ce n’était pas le but. Il préfère maintenant, prolonger le lien avec nous en courant avec son ruban et nous au bout.

Texte pour le colloque Affinity Therapy de Rennes                  

Mars 2015

Par Mireille Battut

Voilà, il est là le ruban dont nous en saisissons le bout, et nous courons avec nos enfants et nous prolongeons le lien, et nous tissons l’invention.

 

 

[1]Donna Williams – Si on me touche, je n’existe plus 

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